LE MAROC DU SUD traduction Isabelle Taruffi |
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J’AI TOUJOURS PENSÉ, MON CHER ITALO,* [ITALO CALVINO] QUE LES VOYAGES SONT COMME UNE NAISSANCE : grossesse, accouchement, couches. C’est la raison pour laquelle je vous ai toujours jalousés, vous les Italo de ce monde, qui pouvez, mais vous aussi, tous les Jean Pascal qui savez organiser comme il se doit chaque voyage. C’est un luxe inouï, vous devez le reconnaître. C’est un luxe que même les femmes enceintes de cette planète n’ont plus. Heureusement pour elles, l’enfant qu’elles tiennent dans leurs bras est là pour les convaincre du miracle qu’elles viennent de vivre. Mais qu’est-ce qui pourrait me convaincre, moi, voyageuse improvisée, de ce qu’il m’est arrivée? Je prends à témoin les objets que j’ai ramenés avec moi, et je frissonne. Quelles sont ces expériences qui nécessitent des preuves? Je plonge dans ma mémoire y retrouver les odeurs, les regards, et les discussions dans une langue qui m’est étrangère, et je frissonne encore plus. Il y a eu des moments où la mémoire des autres m’a permis de voyager dans les odeurs, les regards, et les discussions, avec un plaisir égal. Se pourrait-il, mon cher Italo, que tu aies raison? Les villes sont-elles invisibles, les voyages intérieurs, toute préparation est-elle superflue? Comme me l’a dit hier une amie, alors qu’elle tenait dans ses bras sa petite fille nouveau-née : «Tu vois, le miracle outrepasse nos compétences. Nous n’en sommes que les tuteurs».
Je veux gérer l’expérience de mes yeux, de mon nez, des mes oreilles, de mes mains et de mes pieds, d’un voyage éclair dans le Sud Marocain. Je pressens que je ne vais pas tout dévoiler. Ce n’est pas grave, n’est-ce pas?
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Il y a dix jours de cela, dans l’avion qui m’emmenait d’Athènes à Casablanca, une surprise m’attendait : un ami du passé. Je l’avais reconnu à son regard. Le boulot ça va, les enfants aussi, les copains super, les parents ont vieilli. On pourrait peut-être déjeuner ensemble à Rabat ou au moins prendre un café. En attendant, une carte de visite avec numéros de téléphones et coordonnées, au cas où j’aurais besoin de quelque chose pendant mon séjour au Maroc. Salut, la bise à tous, et si on ne se revoit pas avant une vingtaine d’années, salutations à Michalis, Ariadne, Angéliki et Maria. Au fait, tu as des nouvelles de Gérasimos? Donne-lui le bonjour de ma part !
A l’aéroport de Casablanca, Ahmed portait un pantalon noir et une chemise blanche. Souriant, il m’attendait derrière le guichet du contrôle des passeports, prêt à me véhiculer dans la ville jusqu’en fin d’après-midi, où un avion allait m’emmener dans le Sud. Il y a dix jours de cela, assise à côté du conducteur dans une Mercedes bleue, j’essayais de m’imprégner de l’air de Casablanca. Mais qu’est-ce que je croyais? Qu’à peine arrivée, j’allais m’enivrer du parfum de Humphrey Bogart et d’Ingrid Bergman? Il me semble que c’est comme ça que j’ai commencé ce voyage. Avec de fausses expectatives. Prenez le film Casablanca, par exemple, il n’a pas été tourné à Casablanca, et ça, je l’ignorais. Après quoi, Ahmed m’a dit qu’on se dirigeait vers la Grande Mosquée de Hassan II, comme si nous n’avions pas le choix, comme si cette visite avait une priorité qui allait sans dire. Et moi qui croyais qu’une fois de plus j’allais orienter ma visite dans les
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coins de la ville que j’avais déjà imaginés – comme si je ne faisais aucun voyage pour la première fois, comme si je ne fêtais pas mon arrivée mais mon retour – je devais impérativement fermer le cahier de notes que je tenais ouvert sur mes genoux. Je ne savais pas ce que c’était de se laisser prendre par la main, mais il me sembla que le moment était venu d’essayer.
Nous parlons français avec Amhed. «Je vais t’attendre ici» me dit-il, alors qu’il se gare au bord de l’avenue. Je regarde autour de moi pour essayer de comprendre. Est-ce que « Je vais t’attendre ici» signifie que je suis censée aller quelque part? Et aller où? Je le regarde, puis je regarde en direction de la mer; «La Grande Mosquée?» lui demandé-je. «La Grande Mosquée de Hassan II» me répond-il avec fierté. Dans son regard, je lis son absolue conviction que la Grande Mosquée est la première chose que je suis censée souhaiter voir en arrivant à Casablanca.
Je ne suis pas une fanatique des monuments et des musées. Je préfère aller m’immerger dans les faubourgs des villes qui me permettent de découvrir leur quotidien, et j’ai la très nette impression que ces quartiers ont toujours des rues étroites, des immeubles prêts à se donner l’accolade, une population qui s’entasse, à peu près comme ici. Eh bien, je crois que la première chose que je vais devoir faire, c’est oublier tout ça, si je veux vraiment découvrir Casa.
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Les vastes avenues, les trottoirs larges, les hauts palmiers, les gigantesques palais, les longues plages de l’Atlantique qui délimitent les abords maritimes de la ville, en somme tout ce que le regard d’un voyageur embrasse lors de sa première visite, peut très facilement convaincre celui qui ne connaît pas Casablanca, comme moi il y a encore dix jours de cela, que la ville exagère son importance. En observant la stature de ses habitants, qui ne diffère en rien de celle à laquelle il est habitué, le voyageur serait tenté de croire que la ville a un intérêt personnel à préserver. Lequel? Que les gens apparaissent ou, pire encore, se sentent tout petits.
Assis sur les marches de pierre qui protègent la mosquée des houles de l’Atlantique, harcelé par une brise passionnée, il se peut que le visiteur se mette à réfléchir à tout cela, alors que son regard se pose sur les imposantes portes de fer de la mosquée, et qu’une foule vêtue de djellabas colorées fait la queue à l’entrée pour se déchausser. Un Européen a le droit de réfléchir autant qu’il veut. Mais s’il est friand de conclusions hâtives, j’ai peur qu’il ne découvre ni le Maroc ni ses habitants. Si le temps lui manque pour une analyse plus approfondie, et s’il sait qu’il n’aura jamais plus l’occasion de disposer de dix jours dans sa vie pour visiter le Maroc, il ne lui reste qu’à dire à Ahmed, à Abdel ou à Mehmed, qu’il veut découvrir leur pays et à se laisser prendre par la main. Il ne faut pas oublier qu’au Maroc, les mains ont une importance énorme!
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Après trois heures de déambulation dans les rues de Casablanca, j’ai senti qu’Ahmed avait l’intention de me montrer tout d’abord les endroits de la ville dont il était le plus fier, et seulement ensuite les sites prisés par les touristes. Après m’avoir conduite au Palais Royal, il m’avait laissée flâner dans la nouvelle Médina, où un éventail de produits de l’artisanat marocain attendait les touristes, puis il m’avait emmenée faire un tour dans le quartier résidentiel d’Anfa, et de là, était descendu vers l’Atlantique.
Il conduisait lentement sur le boulevard de front de mer, comme s’il voulait s’assurer que les touristes allongés près des piscines des grands hôtels allaient avoir une place de choix dans mon livre de souvenirs sur Casablanca. Il était évident qu’il désapprouvait mes hochements de tête pensifs chaque fois qu’il me demandait : «Je m’arrête ici?» Quand je lui dis enfin : «Arrête-toi où tu peux», le véhicule préféra ignorer le où tu peux –en l’occurrence une immense plage de sable qui s’allongeait devant nous- et s’immobilisa devant un luxueux complexe hôtelier. Il est évident que ce n’était pas ce qui avait attiré mon attention. A l’arrière plan, je pouvais nettement distinguer des silhouettes bronzées qui jouaient en courant après quelque chose, des dizaines de corps luisants qui prenaient le soleil assis sur le sable, une multitude de têtes noires disséminées dans les vagues. «Et ça là-bas?» lui demandai-je. «Ain Dieb», me répondit-il. Il était pressé de me vanter les commodités de l’hôtel, mais mon regard était fixé sur la plage. Il soupira, visiblement contrarié. «C’est là que viennent se baigner les enfants et ceux qui n’ont pas de voiture», se sentit-il obligé de m’expliquer. «Tu veux boire un jus de fruits?» me demanda-t-il
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en désignant du regard le bar près de la piscine. «Je veux aller à la plage», lui dis-je, non sans le regretter aussitôt. Allais-je le laisser oui ou non me prendre par la main? «Ain Dieb, qu’est ce que ça veut dire?» m’empressai-je de lui demander. J’allais le laisser faire. «L’œil du Loup… » dit-il. «Ah ! L’œil du loup» «Bon, où allons-nous déjeuner?» lui demandai-je, et c’est ainsi que nous partîmes pour le centre ville. Il était visiblement vexé que je n’ai pas photographié la piscine de l’hôtel, mais je crois qu’il n’aurait pas apprécié davantage que je photographie l’Oeil du Loup.
Des hommes habillés à l’européenne, de vastes avenues, de larges trottoirs, des palmiers, des voitures de luxe, telles sont les images qui allaient nous accompagner jusqu’au restaurant où m’emmena Ahmed. Par la suite, installée sur de confortables coussins, on me servit un tagine chaud, du couscous, et des fruits, sur un grand plateau rond en bronze – ma table -. Les serveurs vêtus de leur traditionnelle tenue blanche se tenaient à distance, pratiquement au garde-à-vous, prêts à remplir mon verre, avant même que je ne l’aie vidé. Ahmed avait refusé de déjeuner avec moi. Il n’avait même pas accepté de me tenir compagnie autour d’un verre de vin, il m’avait seulement dit en souriant : «Je te retrouverai à la voiture quand il sera l’heure de partir. Je te préviendrai, ne t’inquiète de rien». Seulement voilà, je suis d’un naturel à m’inquiéter quand quelqu’un m’attend, aussi je me dépêchai d’en finir avec ma collation royale au restaurant Al Mounia. |
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L’heure à laquelle Ahmed faisait allusion, était celle où il devait me conduire à l’aéroport, pour que je prenne l’avion pour Ouarzazate. Il nous restait quelques heures à tuer. J’en profitai pour proposer une balade dans la vieille Médina. Je n’avais rien de particulier en tête, mais je dois avouer que plus Ahmed me disait «Tu ne vas pas aimer la vieille Médina», plus j’étais persuadée que je ne devais pas quitter Casa sans y être passé. Ce n’est pas si évident que ça, de dire à quelqu’un : «Prends-moi par la main», quand tu n’as pas encore sorti les mains de tes poches.
Une image de cette promenade est restée gravée sur mon bras, et il est vrai que derrière l’abandon manifeste de la vieille Médina, la pauvreté évidente et la lourde odeur d’urine qui dominait dans les recoins des ruelles, je ne réussis pas à discerner les splendeurs du passé. Ahmed marchait à cinq où six pas devant moi – il me fallut plusieurs jours au Maroc pour comprendre que c’était pour m’éviter toutes sortes de désagréments -, quand je m’arrêtai devant une majestueuse porte. J’essayai de regarder à l’intérieur, mais la seule chose que je pouvais voir était une allée pavée, coiffée d’une arcade. Il me sembla que quelque chose d’intéressant se cachait derrière ces hauts murs qui ne me permettaient pas d’en voir davantage, et sans plus de réflexion, je fis les cinq ou six pas qui me propulsèrent au milieu de dizaines d’hommes allongés sur des tapis bigarrés. Certains – ceux qui parmi eux ne dormaient pas – s’étaient relevés visiblement furieux, quand je sentis sur mon bras une poigne si violente que j’en eus presque mal! C’était Ahmed.
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Il s’adressa aux plus âgés en arabe, sans desserrer l’étau de mon bras, et me dit sur un ton sévère, « Allez », en me traînant pratiquement à l’extérieur. Il était fâché ! «Tu n’entreras plus jamais nulle part sans ma permission. C’est compris?» me dit-il hors de lui, puis il lâcha mon bras mais resta près de moi, attendant que je passe devant lui. «D’accord» répondis-je, en espèrant qu’il me pardonnerait mon audace, puis je repris mon chemin. «C’est extrêmement dangereux ce que tu as fait là», me dit-il plus tard, alors qu’il conduisait en direction de l’aéroport de Casa. «Qu’aurait-il pu m’arriver si j’étais entrée?» lui demandai-je. «Beaucoup de choses», me répondit-il, comme s’il ne voulait pas en dire davantage, mais cédant à mon regard inquisiteur, il s’empressa d’ajouter : «Là où les hommes prient, les femmes n’entrent pas».
Je gravissais les marches de l’avion qui allait nous emmener à Ouarzazate, avec en esprit l’image des hommes allongés dans le patio de la mosquée. Mais la plupart d’entre eux dormaient à poings fermés ! Comment faisaient-ils pour prier? Je ne comprenais pas. Je voulais demander, je voulais qu’on m’explique, je voulais comprendre. Mais Ahmed était parti – j’allais le retrouver neuf jours plus tard dans ce même aéroport pour qu’il me conduise à Rabat – en me disant : « A bientôt, et prends soin de toi». Je sentis que sous ses paroles se cachait un sous-entendu : ne crois pas que tu vas percer nos secrets si rapidement ou quelque chose dans ce style…
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Même s’il m’est donné de revenir à Ouarzazate, je n’oublierai jamais la couleur du désert qu’ont embrassé mes yeux pour la première fois il y a dix jours de cela, à travers le hublot de notre petit bimoteur. Nous volions à basse altitude – c’est un des privilèges dont jouissent les passagers des petits appareils – et nous avions la chance de survoler le désert à l’heure où le soleil se couche, trois Italiens, un couple d’Anglais, l’équipage et moi-même.
Je ne sais pas à quel point l’humeur peut influencer le goût, je sais seulement que je dégustais mon café à petites gorgées avec l’impression d’offrir de l’ambroisie à mon gosier; je regardais ce désert aux reflets d’un rouge profond, et je me rejouais encore et encore la scène du vol en rase-mottes, dans le film Out of Africa ; en posant la tête sur mon oreiller, je me dis que la vie était décidément bien agréable pour les privilégiés de ce monde.
Même si je ne reviens jamais à Ouarzazate, je me souviendrai toujours d’une chose : de l’air chaud qui m’a enveloppée quand je suis sortie de l’avion. Je n’allais même pas avoir besoin de linge de rechange. Il me suffirait de laver les vêtements que je portais, et de les faire sécher à l’air libre qui, bien qu’il fasse presque nuit, avait la couleur du porphyre. Dix jours plus tard, Abdel me dit, «après tant d’années passées à réceptionner des étrangers à l’aéroport, je saisis au premier coup d’œil à qui j’ai à faire, et toi, dès que je t’ai vue, j’ai compris que tu étais quelqu’un de bien, et
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qu’on allait bien s’entendre». J’aurais voulu lui dire qu’avec des caresses, on apprivoise même les bêtes sauvages, mais nous n’avions pas le temps de nous lancer dans une grande discussion, aussi me contentai-je de lui donner l’accolade, de l’embrasser trois fois et de lui asséner : «Sherif, sherif, merci pour tout. B’slemah». C’était deux des trois mots que j’avais appris au Maroc, mon bon ami et à bientôt.
Abdel m’attendait dans le petit aéroport de Ouarzazate, derrière la baie vitrée du contrôle des bagages, brandissant devant lui un carton où était écrit en lettres majuscules mon nom de famille. C’est là que nous échangeâmes notre première poignée de mains. L’une des choses que j’apprécie quand je voyage, c’est que la plupart du temps, mon nom de famille est écrit au nominatif, Théodoropoulos, et non pas au génitif, Théodoropoulou. Cette joie ne cache aucune disposition féministe de ma part, je suis féminine, et je n’ai besoin d’aucune règle grammaticale pour le prouver. Non, il cache tout simplement un souvenir d’adolescente qui me revient en mémoire, chaque fois que je vois mon nom de famille écrit de cette façon, et qui me fait encore sourire. J’étais élève dans une école de filles, nous étions en cours de grec ancien, et Carlos, professeur de grec ancien à l’Université, avait été invité pour un cours magistral. «Je tiens à vous faire une remarque hors texte», nous avait-il dit, et j’avoue que j’en ai oublié la raison. «Jusqu’à ce que le génitif soit supprimé dans la déclinaison de votre nom de famille, vous appartiendrez à votre père ou à votre mari, et le mouvement féministe n’aura qu’à trouver d’autres chats à fouetter». J’ai souvent repensé à cette phrase au cours de mon existence. Fort heureusement, les souvenirs ont des images, ainsi, chaque fois que cette phrase clignote dans
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ma tête, je revois Carlos, ce grand homme portant la quarantaine, qui essayait d’attirer l’attention de trente adolescentes de dix-sept ans, avec des remarques hors texte, et cette image me fait encore sourire. Je me dis que le jeu de la déclinaison au génitif est infini et j’oublie de me fâcher de ses règles. Je sais bien sûr que ce jeu archaïque et sans frontières est bien souvent douloureux pour ceux qui sont obligés d’y participer, comme des pions sur un échiquier, tout comme je sais aussi que quelquefois, certains ont réussi, en bousculant les règles, à voler le café et la cigarette du joueur, le mettant ainsi dans une situation délicate. Toutefois il y a une question que je me suis toujours posée, et que je me pose encore : qu’est ce que peut bien signifier ce jeu pour ces pions qui ne réclament que le carré qui leur est attribué sur l’échiquier? Et c’est à ce moment là que je cesse de penser au monde comme une sphère qui tourne autour de tout cela, et quant au reste, que lui seul peut appréhender, je me rappelle que quand le soleil nous réchauffe, sous d’autres cieux, la lune berce d’autres personnes, et je pars alors vers ces endroits du monde où la lune peut me bercer au moment même où mes amis se réchauffent au soleil.
Je retrouve Abdel, j’insiste pour qu’il vienne dîner avec moi, il accepte après s’être assuré que je ne le fais pas par obligation, et alors que nous dégustons un petit vin rouge marocain, j’entame une conversation sur la polygamie. C’est une énorme bêtise - même si c’est fait avec les meilleures intentions du monde – que de vouloir soutirer des pensées sur les us et coutumes séculaires d’un
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peuple, à peine avoir posé le pied dans un endroit inconnu. Mais ça aussi, c’est une chose qu’on apprend en voyageant. Il faut gaffer pour apprendre qu’en tant que touriste, on peut envahir, mais qu’en tant que voyageur on doit attendre qu’on nous ouvre la porte.
Sans perdre de temps, j’ai entamé cette discussion sur leur théorie machiste cosmogonique. Les réponses laconiques d’Abdel me permettent de comprendre qu’ici, rares sont les hommes qui ont quatre femmes, certains en ont trois, alors que la plupart en ont deux. Mais quand je lui demande combien de femmes a son père, il sourcille dangereusement, et après un bref silence me répond, « Deux ». J’insiste pour comprendre, et je continue mon interrogatoire sur un ton léger : «Et toi alors, combien de femmes vas-tu épouser?» « Cent» me répond-il. Mon sourire se fige, parce qu’il est évident qu’il plaisante mais je n’en suis pas absolument sûre. Je suis dans un pays où les choses que je ne comprends pas sont légion. Quelles questions ne faut-il pas poser? De quoi ne faut-il pas rire? Il est encore trop tôt pour qu’on m’explique, et la seule chose qu’ils essaient de me dire, à leur façon, c’est que je n’ai aucune raison de me hâter.
Il parait que Ouarzazate signifie ville tranquille. Mot pour mot, Ouar, zazat signifient non, et scandale. C’est dans cette ville tout en longueur et immaculée qui s’étend au pied du Grand Atlas que je me suis réveillée ce matin. Il m’est arrivé de me trouver dans d’autres villes, aux quatre
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coins du monde, en plein mois d’août, mais dans aucune autre jusqu’à présent le vent n’a autant joué avec mon humeur. Il est chaud, agréablement chaud, et doux comme une caresse. Avec les nouvelles saveurs du petit déjeuner, qu’une vingtaine de valets Marocains servent à neuf voyageurs solitaires près de la piscine du Berbère Palace, le vent me murmure des promesses et me rappelle que j’ai pris un rendez-vous sans préciser l’heure. «A demain matin» avait dit Abdel, peut-être à cause du vin, ce à quoi j’avais répondu «A demain matin.». «N’oublie pas de prendre de l’eau avec toi» avait-il ajouté, et nous en étions restés là.
L’idée du temps, la perception toute différente qu’ils en ont, et l’usage qu’ils en font, voilà le premier élément qui va m’impressionner pendant ce voyage. Le second, c’est la relation qui existe entre les hommes et l’espace. Une immensité presque démesurée, mais que dire d’autre quand tu as passé ta vie coincée entre quatre murs? Quand on t’a appris à définir le où de l’espace comme on définit les minutes du temps? Et que signifie donc le fait qu’à la question « Où avez-vous rendez-vous?», la seule chose à laquelle tu penses, c’est «mais oui au fait, où ai-je rendez-vous?»
Je ne sais pas si le fait de rester indifférente au moment où je réalise qu’Abdel m’attend assis à l’ombre, sur le trottoir en face de l’hôtel, signifie que je commence à m’initier à la notion locale du temps – du mimétisme à l’initiation interviennent de nombreux mystères – cela dit, quand je le vois
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jeter sa cigarette et se lever à ma vue, au lieu de penser «Mince, je suis en retard, quelle heure est-il?» et d’autres choses de ce genre, j’abandonne mes affaires sur le trottoir, je traverse la route pour le rejoindre à l’ombre, je lui assène un «Bonjour Abdel » et je m’assois sur une pierre.
Dans mon sac, tout au-dessus, doit se trouver la carte avec le trajet de la journée tracé – ce trajet que j’ai si minutieusement planifié à Athènes, anxieuse et incertaine quant à sa réalisation dans le temps – mais au lieu de l’extirper de mon sac, et de commencer à nous organiser, je sors mon paquet de cigarettes. «Cigarette?» Abdel s’assoit sur la pierre voisine et on se met à parler de sommeil. Du sommeil, on passe aux rêves, des rêves à leur interprétation et de l’interprétation à la cuisine. C’est ainsi que j’apprends le nom de quelques-unes unes des douceurs que j’ai dégustées au petit-déjeuner, et nous en profitons pour passer du vouvoiement poli au tutoiement familier. Quelques heures plus tard, alors que nous traversons la vallée du Draa en direction de Zagora – le dernier village avant les dunes de sables du Sahara – je constate avec dépit que je les ai déjà oubliés.
Que retenir en premier? Les toponymes ressemblent à des rébus, et les images – enregistrées dans un code qui m’est totalement inconnu – se succèdent les unes aux autres à une telle cadence que j’ai l’impression d’avoir mis la tête dans un kaléidoscope. Tourirt Kasbah, Aït-Benhaddou, Tamdaght Kasbah, Aï-Saoun… Je les épelle à ma façon, en les déchiffrant en |
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français sur la carte, mais quand Abdel les lit à son tour, la prononciation est totalement différente. Comment prononcer ce Agdz, ce petit village qui se trouve à l’entrée de la vallée du Draa ? Combien de femmes parmi celles qui lavent leur linge dans la rivière, combien de jeunes enfants qui attendent assis à l’ombre, combien de ces adolescents qui aident à la lessive, suis-je capable d’emmener avec moi en appuyant sur le bouton de mon appareil photo ? « Tu veux voir l’école du village ? » me demande Abdel, et désireux de prévenir mes désirs, il freine. « Non ! Non ! » Je réalise que le marchand de légumes me crie quelque chose, après avoir entendu le déclic de l’appareil photo dans son dos. « Il veut un bakchich », m’explique Abdel. Ils échangent quelques mots dans leur langue. Cinq dirhams pour immortaliser uniquement sa marchandise mais pas lui. « Madame, madame », me crie un gosse alors qu’il prend la pose en souriant, « Je dois lui donner quelque chose ? » Abdel me sourit, « Laisse-moi m’en occuper », dit-il. « Mais dis-moi, qu’est ce que c’est que ces trous rouges que l’on voit dans tous les villages ? » « Nos boucheries », me répond-il d’un sourire condescendant. Je dois avoir l’air particulièrement idiot, alors que je me pâme d’admiration devant leurs boucheries ; quelque peu décontenancée, je perds un peu le fil et lui pose une question en grec ; on éclate de rire quand, étonnée par son silence, je me retourne et le regarde.
C’est vrai. Quand on traverse un pays avec les intentions d’un voyageur et les rythmes d’un touriste, les choses sont difficiles. Voilà ce que j’ai à dire. Et tout ce qui peut arriver de bien ou de mal n’est qu’une question de chance.
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Abdel et moi parlons français. Nous avons commencé en parlant français – la langue de communication par excellence au Maroc – mais quand on s’est un peu mieux connu, il m’a gentiment demandé : « On ne pourrait pas se parler en anglais ? » « Avec grand plaisir, d’ailleurs c’est beaucoup plus facile pour moi », lui avais-je répondu. Sur ce nous nous sommes lancés dans une grande discussion, comme quoi il lui est plus facile de s’exprimer en anglais, alors que la majorité des Marocains parlent français. C’est ainsi que j’ai appris qu’Abdel a fait ses études dans un collège anglais à Marrakech. « Mon père pensait ainsi offrir une meilleure éducation à ses enfants», me dit-il. « Combien de frères et sœurs as-tu ? » le questionné-je.« Quatre » me répondit-il. « L’aîné vit à Paris, les autres sont tous ici »
Dans la voiture qui, neuf heures durant, engloutit les kilomètres du Sud-Marocain avec une incroyable boulimie, j’ai appris beaucoup de choses sur Abdel, et il en apprit autant sur moi. C’est ainsi qu’en parlant de nos vies, nous avons pu échanger nos réflexions sur les différences de nos coutumes mais aussi sur la similarité de nos désirs.
Par exemple, dès le premier jour, alors que nous roulons sur les routes bitumées du réseau routier national, en direction de la frontière sud qui sépare le Maroc de l’Algérie, et que nous passons devant les citadelles – ou plutôt les casbahs – de Timidert, Tanskht, Tilmesla, ou Tinezouline, je réalise que nous ne risquons pas de percuter une des voitures qui viennent en sens inverse, parce que tout simplement, ne serait-ce qu’à la dernière minute, l’un des deux conducteurs laisse le passage à l’autre, mordant de ses roues le gravillon des bas-côtés. Ce n’est pas que les
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conducteurs, ici, bravent la mort, comme j’ai pu me l’imaginer durant les premières heures de notre périple, c’est que, la route étant étroite, ils en ont fait leur jeu préféré.
En traversant la vallée du Draa, j’apprends plusieurs choses : que les enfants exhibent des batraciens pour se faire de l’argent de poche, que la jeune fille qui est si chaudement habillée, alors que le thermomètre atteint une température de 43 degrés à l’ombre, n’a pas chaud, que j’aurai mieux fait de ne pas manger les dattes que m’a données le jeune garçon rencontré dans l’oasis et qu’avec un peu de chance, nous trouverons de l’eau fraîche au prochain village. En ce qui concerne les femmes des Bédouins, qui vivent aux fins fonds du Sahara et que nous rencontrons inopinément sur notre chemin, j’apprends à mes dépens que « les enfants qui pataugent dans la rivière c’est une chose, mais que les femmes des Bédouins, c’est une autre paire de manches.» Les enfants jouent devant l’appareil photo, en espérant qu’on va leur donner quelque bakchich. Les femmes elles, outre le fait que leur religion ne leur permet pas d’être photographiées, Allah étant le seul habilité à reproduire leur image, doivent en plus avoir la permission de leur mari. Heureusement pour moi, aucun mari n’est aux alentours…
Quand on arrive à Zagora, le soleil se couche. « Nous avons pris du retard », dit Abdel. On en profite quand même pour faire un tour au marché ouvert, qui s’apprête à fermer. « Dans le temps Zagora n’était pas aussi pauvre qu’aujourd’hui » je l’entends marmonner, alors que nous passons près d’une vieille femme qui mendie. Alors que je m’assois sur le trottoir pour observer un groupe
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d’hommes, environ une trentaine, qui, vêtus de leur djellaba blanche, sont assis, presque allongés sur le large trottoir de terre battue juste en face de moi, l’image d’une escadrille de hérons, en train de se reposer, traverse mon esprit. « Si on ne se dépêche pas, on risque de voyager de nuit » me dit Abdel d’un ton calme, au moment où un jeune garçon m’accoste en me disant : « Madame, vous voulez acheter une croix du Sud ? » Il ouvre ses paumes pour me montrer les croix qui sont pendues sur des colliers de perles noires. Je lui pose une question, il me baragouine quelques mots et son sourire irradié par les rayons du soleil couchant, me fait réaliser que c’est le porte-bonheur que je veux ramener à une amie en Grèce. J’empoche ma croix du Sud quand Abdel me dit : « Si nous ne partons pas tout de suite, nous allons devoir passer la nuit ici » et il se lève, d’un air décidé.
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Le retour de Zagora à Ouarzazate, des kilomètres et des heures sans halte, restera à jamais gravé dans ma mémoire. Peut-être à cause du soleil couchant qui nous éblouissait et nous interdisait toute visibilité à plus de cinquante mètres ; de la peur qui m’avait paralysée dès les premiers kilomètres, alors que j’étais persuadée que nous allions percuter une des voitures qui venait en sens inverse ; des paroles rassurantes d’Abdel – « N’aie pas peur, je l’ai déjà fait », qu’il répétait de temps à autre comme un leitmotiv ; des femmes que je voyais courir en tout sens, alors que nous traversions les villages, « C’est l’heure de la prière », m’expliqua-t-il ; des hommes prosternés au bord de la route, qui, n’ayant pas eu le temps de rentrer chez eux, priaient sur place ; et de la nuit ! Mon Dieu, quelle nuit ! Pendant trois heures, au moins, nous avions voyagé de nuit. La nuit et la lune, dans le désert du Sud Marocain !
Heureusement, tout le temps que dura notre voyage –la fatigue nous ayant ôté la parole- Abdel s’arrangea pour ne rien me dire sur les dangers que comportait un tel parcours ; ainsi, alors que j’admirais ce paysage lunaire, je me mis à penser qu’avec une lune comme celle-là, je pourrais aisément descendre de voiture et marcher pendant des kilomètres, que la lune ne devait pas être tellement différente quand les astronautes y posèrent le pied pour la première fois, et que si je revenais, ce serait pour bivouaquer avec les Bédouins dans ce désert fascinant…quand le lendemain je fis part de mes élucubrations nocturnes à Abdel, il se contenta d’un sourire amer.
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On n’avait que très peu dormi–on s’était donné rendez-vous à l’aube devant mon hôtel – pendant le trajet d’une heure qui nous conduisit devant l’épicerie du petit village de Skoura, dans l’espoir d’y boire un café, nous avions tous les deux l’esprit encore embué de sommeil. A peine assise, je fus prise d’une frénésie photographique. « Ce sont des bouteilles de gaz qu’ils transportent », me dit Abdel comme si cette explication allait m’arrêter. C’est à ce moment là qu’il sourit amèrement, quand je me mis à lui raconter toutes ces jolies choses auxquelles j’avais pensé la nuit précédente. La seule chose qui le préoccupait lui, me confia-t-il, c’était « d’arriver à bon port, parce que nous risquions de tomber en panne d’essence.» C’est ainsi que commença notre nouvelle journée de périples dans le sud Marocain.
Direction la frontière occidentale du Maroc vers l’Algérie. Nous allions traverser la vallée du Dadès, plus connue sous le nom de la vallée des mille casbahs. Notre destination était Tinerhir et les Gorges du Todra. Nous avions plus de kilomètres à parcourir que la veille. Abdel m’avait expliqué qu’il était préférable de ne pas nous arrêter. « Ca te plaît peut-être mais il n’est plus question de voyager de nuit », m’avait-il avertie, et c’est ainsi, qu’alors que nous traversions la vallée du Dadès, jusqu’aux casbahs d’Imassine et d’Aït-Ridi sans poser pied à terre, – on s’est mis à parler et j’ai voulu lui montrer quelque chose – j’ai donc déboutonné le porte-feuille qui pendait à mon cou pour y prendre mon passeport. « Ah non ! C’est de nouveau la même chose », dis-je en grec. Mes doigts étaient couverts d’encre bleue. « Mais c’est incroyable, tous les stylos que j’ai pris
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avec moi sont défectueux ? » j’ajoutais alors qu’Abdel s’arrêtait au bord de la route. J’avais eu le même problème la veille – ayant du jeter mon stylo par la fenêtre de la voiture -. Abdel m’avait dit alors : « Il vaudrait mieux que tu utilises un crayon », mais je n’avais pas donné plus d’importance que ça à sa remarque. Le matin même, avant de partir, j’avais mis un stylo neuf dans mon porte-feuille. « Pas question d’écrire au crayon », m’étais-je dit sans y prêter plus d’attention. Alors qu’il m’amenait un peu de terre pour que je me nettoie les doigts, il me dit « Les stylos éclatent à de telles températures. Je te l’ai pourtant dit hier qu’il valait mieux utiliser un crayon .» Tout s’expliquait. Alors que je regardais mon passeport et le billet d’avion, qu’Abdel avait étalé sur mes genoux pour les faire sécher, mais aussi pour les protéger du vent, mon esprit se mit à vagabonder dans mille directions. Ma vélocité, leurs rythmes tranquilles, ma précipitation, leur calme, ma chance, leur chance…
Nous traversions en silence la vallée, en longeant les casbahs qui suivaient comme la route le lit fertile du fleuve Dadès. Je constatai que les femmes de la vallée du Dadès étaient vêtues de tenues beaucoup plus chatoyantes que celles des femmes de la vallée du Draa, et que les hommes ici aussi, étaient tout aussi inactifs, alors que les femmes, ici comme partout ailleurs, couraient en tous sens, portant de lourds fardeaux en équilibre sur leurs têtes ou, leurs enfants accrochés dans le dos, lavaient des tapis et des tissus bigarrés et les étendaient sur les buissons.
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Il était presque midi, quand, voyant un homme vêtu de sa djellaba blanche qui dormait à même le sol, à l’ombre que lui offrait un mur de pierres, je dis à Abdel: « Tu peux t’arrêter, s’il te plaît?» J’ouvris la portière de la voiture et me mis debout. Je me trouvais au moins à cinquante mètres de lui – heureusement – quand, à travers mon objectif, je le vis se lever, rapide comme l’éclair, se saisir d’une pierre, et la lancer de toutes ses forces dans ma direction. Abdel lui aussi réagit promptement. D’un bond il fut à mes côtés. « Monte dans la voiture », me dit-il alors qu’il lui criait quelque chose dans leur langue. Il le sermonnait, et l’homme à la djellaba blanche gesticulait, visiblement hors de lui. Une vague de honte me submergea. Pour qui les avais-je pris ? Pour une attraction ? De quel droit osai-je les mitrailler sans leur demander leur permission ? L’aurais-je fait en Grèce ? Ils cessèrent de crier. Abdel se remit au volant, claqua la portière, et mit le moteur en marche, furieux. « Essaie de les comprendre » dit-il, me laissant pantoise. J’étais persuadée qu’il en avait après moi, et il se dépêcha de m’expliquer : « Tu sais, il arrive très souvent que des touristes viennent, les photographient alors qu’ils dorment, qu’ils mangent où dieu sait quoi d’autre, puis en rentrant dans leur pays, ils publient ces photos pour montrer la pauvreté et la misère dans laquelle nous vivons. C’est pour ça qu’ils sont si agressifs » « Je comprends » lui dis-je. « Ils sont peut-être pauvres mais ils ont leur fierté, et s’ils aiment se reposer à l’ombre, cela ne veut pas dire qu’ils veulent être servis en pâture aux touristes qui passent », ajouta-t-il. J’aurais voulu disparaître de la surface de la terre. « Mais cela ne justifie pas la pierre qu’il a jeté », dit-il. « Et bien, moi je pense au contraire qu’il a bien fait », dis-je. « Non, il est inexcusable, et c’est pour ça que je l’ai sermonné. Quand il jette une pierre, il s’expose, et il perd ses droits. Sans compter que
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quelquefois, la pierre peut tomber sur quelqu’un comme toi, qui ne le photographies pas parce que tu penses qu’il est un numéro de cirque… » Je me retournai et le dévisageai. « Je pense ce que je dis », dit-il, « Tu crois que je ne vois pas que tu es impressionnée par mon pays ? » Abdel le mesuré, Abdel le taciturne était devenu intarissable, et moi, je le regardais, les bras ballants. « Je n’en suis pas à mes débuts dans ce job. Je sais ce que pensent les étrangers de mon pays, dès le premier jour où je leur sers de guide », dit-il et cela mit fin à cette conversation.
Il conduisait, silencieux. Je pensais à mille choses, à ce qu’il m’avait dit la veille, quand nous parlions de nos désirs et de nos pensées similaires : « Pouvoir accueillir les étrangers, parcourir le pays avec eux, le voir à travers leurs yeux – et ne crois pas que tous le regardent comme toi –pouvoir quelquefois leur expliquer, et parfois ressentir que je les ai peut-être aidés à aimer mon pays, c’est ça ma vie »
Nous venions d’arriver au village El-Kelâa M’ Gouna, quand il me dit : « Que dirais-tu d’un thé à la menthe ? » Il m’avait interrompu dans mes pensées, je ne lui répondis pas tout de suite. « So ? » dit-il en ralentissant devant la buvette du village. « Why not ? » répondis-je. « Pour
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nous rafraîchir et nous désaltérer », ajouta-t-il, ce qui nous fit rire tous deux. Il est vrai que chaque fois qu’on nous avait offert du thé à la menthe - pour nous désaltérer et nous rafraîchir - j’avais d’abord bu mon thé – un breuvage excellent en l’occurrence – et ensuite j’avais commandé une limonade glacée, pour me désaltérer comme moi je savais le faire.
_ El-Kelaâ M’ Gouna, les gens vivent de la vente des pétales de roses. Avant de venir dans ce pays, je savais que dans le monde islamique, se laver les mains à l’eau de roses est une pratique et un rite, tout comme disperser des pétales de roses sur le sol, les escaliers ou les tables des habitations est un signe d’honneur et de respect. Pourtant, il y a quelques jours de cela, en discutant à El-Kelâa M’ Gouna, j’ai appris au détour d’une conversation que le prophète Mohamed a dit, si la fin du monde vous surprend penchés en tenant un palmier alors que vous êtes en train de le planter, ne vous relevez pas avant d’avoir terminé la plantation, si cela vous est possible. J’avais enfin trouvé une explication plausible sur la relation de ce peuple avec les fleurs, les arbres et les jardins, explication que je cherchais depuis Casa. C’est en plein cœur de la vallée du Dadès, dans les rues, au marché, et dans les magasins de El-Kelâa M’ Gouna, une des ces grandes bourgades modernes qui recèle tout ce qu’un voyageur peut désirer, que j’ai déambulé, presque comme une somnambule. Je dis presque parce que, chaque fois que j’avais besoin d’une explication, il me suffisait de regarder Abdel pour l’avoir. « Le tagine que tu as mangé à Casa, ils le cuisent dans ces casseroles », disait-il par exemple, avant même
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